Au mois de juin, la Polynésie est bercée par les vents du mara’amu, qui fait déjà résonner dans les nuits fraîches les premières notes du grand Heiva. Partout sur l’île de Tahiti, les chants résonnent et claironnent, les instruments traditionnels tonnent et grondent, les percussions vrombissent, les voix mélodieuses s’élèvent.
Les danseurs répètent pratiquement chaque jour, pendant des heures qu’ils ne comptent plus, pour que, le soir venu, la Polynésie s’offre aux yeux de tous. Que l’on soit ici en connaissance de cause, par errance ou par inadvertance, nous assistons sans le vouloir à la genèse annuelle d’un des plus beaux événements culturels qui puisse exister.
Durant toute la préparation, il y a, de la part de tous, un engagement infaillible, un don de soi inégalable, un temps inestimable passé à la confection des costumes. Qu’ont-ils pourtant à attendre en retour si ce n’est de transmettre la force et la richesse de leur culture ?
Que le reste du monde sache dès maintenant ce qu’il rate tous les ans.
Se cachent pourtant dans ces troupes des travailleurs, des corps douloureux, des garçons soucieux, des filles débutantes, des professionnels ou des amateurs, des talents naissants.
Mais vous savez, chaque danseur guérit dès le costume enfilé ; vous ne verrez alors que des visages enjoués, des tatouages en héritage, des sourires à pleines dents, un ballet incessant de silhouettes qui dansent instinctivement.
Il n’y a qu’à voir les touristes s’approcher, lorsque les premières notes de musiques sont lancées, et les premiers pas de danse enclenchés. Personne ne résiste à ce tempo unique, à ces voix gutturales qui nous donnent des frissons et qui nous interdisent d’avancer.
Qui osera dire le contraire ? Chaque année, à la même période, le Heiva et les danseurs ont rendez-vous ; le Heiva se fait attendre, il ne laisse personne indifférent et ne se manque sous aucun prétexte. Rien ne pourra tarir cette tradition, car chacun est investi d’une mission de préservation et de transmission.
Pau a un métier très physique, il est souvent fatigué, mais rien ne l’empêchera de danser, et de mêler avec brio la grâce et la technique. Lorsqu’il exécute son pa’oti par exemple, c’est toute sa culture qui est personnifiée à travers lui. Il ne se contente pas de mimer la virilité de ses ancêtres, il l’incarne. Par ses gestes précis et mesurés, par sa posture, par sa voix qui accompagne l’orchestre, par sa sincérité absolue.
Plusieurs fois je l’ai vu tracassé, au sortir de quelques répétitions, car ça ne s’était pas déroulé comme il le souhaitait. J’ai pensé qu’il était perfectionniste, et que d’un rien il en faisait un tout. Mais j’étais loin de comprendre ce que l’effet de groupe produisait sur lui, et le pourrais-je seulement ?
En dansant, son inquiétude se mue en plénitude. À l’image du pahu qui donne le rythme, il aime guider et mener ses troupes par son sourire enjôleur. Il nous dira qu’il faut être débrouillard, patient et inventif.
Il faut voir l’émotion qui passe à travers le dépassement de soi, à travers cette fraternité qui les lie. Le respect des autres, de leur environnement, et de leurs traditions en est presque culturel, intrinsèque. La bienveillance est leur essence.
Dans moins d’un mois, il y aura sur la scène de To’ata des grands costumes, des figurants, des danseurs, des chanteurs, des artistes, des tableaux vivants, dans lesquels chacun saura le rôle qu’il aura à jouer.
C’est un peu comme si entrer dans la ronde leur permettait de se reposer du cours du monde, le temps d’une soirée.
“Eux seuls savent gérer de concert l’euphorie et la discipline”
Il y aura des centaines de personnes qui vivront cet instant comme le dernier, tout en sachant qu’elles seront encore là l’année d’après. Sous un ciel céruléen, il y aura ces soirs-là une telle émulation, une telle unicité, un véritable supplément d’âme dans ce lieu déjà mythique.
Venez, et vous comprendrez, comme ils disent, le Heiva se vit mieux que ce qu’il s’écrit.
J’ai eu la chance de rencontrer l’un d’eux, Pau, qui prépare le Heiva et qui m’en parle comme de son bijou le plus précieux, rien qu’avec les yeux. Il danse depuis une vingtaine d’années, il a déjà remporté quelques prix, mais il a toujours dans son regard la candeur des commencements.
Je l’ai vu à l’œuvre à plusieurs reprises, il est plutôt à l’aise avec son corps, un corps affaibli mais qui baigne dans l’insouciance dès les premières notes du To’ere.
Il n’a d’ailleurs pas un physique ordinaire, son torse est dessiné, son sourire est large et laisse entrevoir ses dents écartées ; les dents du bonheur paraît-il. Ses grands yeux bruns sont rieurs, parfois moqueurs lorsque j’essaie de rouler les R, son accent est chantant. Je lui pose beaucoup de questions, il ne m’interrompt jamais, et se contente seulement de danser les réponses.
Le Heiva est pour lui, comme pour les autres, l’occasion de se montrer, de faire parler d’eux et de leur pays. Ils imaginent peut-être à tort que le reste de l’année nous ne leur prêtons que peu d’attention. Mais si seulement ils savaient ce que représente leur île pour nombre d’entre nous ; s’ils savaient que ce sont eux qui ont raison, et nous qui les admirons en secret.
Eux seuls savent gérer de concert l’euphorie et la discipline.
Julia Urso